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Christine Lagarde
The President of the European Central Bank
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Revers et avancées : mutations structurelles et politique monétaire dans les années 1920 et 2020

Discours de Christine Lagarde, présidente de la BCE, à l’occasion de la Conférence Michel Camdessus sur l’activité de banque centrale organisée par le FMI en 2024

Washington, DC, le 20 septembre 2024

Les banques centrales sont des institutions publiques dotées d’outils puissants, mais dont les effets sur l’économie varient constamment. Cette incertitude provient notamment des fameux délais « longs et variables » dans la transmission de la politique monétaire[1]. Un changement des taux d’intérêt directeurs prend généralement 18 à 24 mois avant d’atteindre son effet maximal sur l’économie et l’inflation[2].

Mais des phénomènes plus fondamentaux, que l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, Alan Greenspan, a identifiés il y a vingt ans, ont également une incidence sur la transmission de la politique monétaire. Je le cite :

« Le monde économique dans lequel nous opérons peut être décrit comme une structure dont les paramètres changent en permanence. Et les canaux de transmission de la politique monétaire évoluent en parallèle[3] ».

En d’autres termes, l’efficacité de la politique monétaire est intrinsèquement liée à la structure évolutive de l’économie. Or, ces dernières années, l’incertitude relative à la transmission de la politique monétaire a été particulièrement forte.

Nous avons été confrontés à la pire pandémie depuis les années 1920, au pire conflit en Europe depuis les années 1940 et au pire choc énergétique depuis les années 1970. Ces chocs ont modifié la structure de l’économie et ont rendu difficile notre évaluation de l’incidence de la politique monétaire. Le défi devant lequel nous nous sommes trouvés a été d’autant plus ardu que la pandémie est survenue après une longue période de croissance anémique, d’inflation inférieure à l’objectif et de faibles taux d’intérêt.

Pour faire face à cette incertitude, la BCE a introduit un cadre de politique monétaire à trois volets, axé non seulement sur les projections d’inflation mais aussi sur les dynamiques de l’inflation sous-jacente et la force de la transmission. Ce cadre nous a aidés à calibrer la trajectoire de nos taux d'intérêt au cours de la dernière phase du cycle de relèvement, pendant la période où nous avons maintenu les taux à leur niveau maximum et, plus récemment, alors que nous avons commencé à alléger le caractère restrictif de notre politique monétaire.

Nos mesures volontaristes de politique monétaire ont permis de préserver l’ancrage des anticipations d’inflation, et l’inflation devrait revenir à 2 % au second semestre 2025. Au vu de l’ampleur du choc inflationniste, ce dénouement est remarquable.

Mais l’incertitude pour l’avenir reste vive. L’économie traverse actuellement de profondes mutations dont nous devons analyser et comprendre les répercussions.

Si certaines de ces mutations sont inédites – comme le changement climatique ou le vieillissement des sociétés – d’autres s’apparentent à celles qui se sont produites il y a un siècle. Deux parallèles peuvent notamment être établis entre les années 1920 et les années 2020. En effet, aujourd’hui comme il y a cent ans, nous constatons des revers dans l’intégration du commerce mondial et, de façon simultanée, de nouvelles avancées technologiques.

Mais l’incidence de ces mutations sur la politique monétaire diffère largement d’une époque à l’autre.

Dans l’entre-deux-guerres, des mutations structurelles avaient eu des conséquences sur la stratégie de politique monétaire. La principale leçon qu’en avaient tirée les banques centrales est que le paradigme dominant n’était pas robuste durant les périodes de grands changements structurels.

C’est cette prise de conscience qui a conduit, quelques décennies plus tard, à l’émergence de stratégies de politique monétaire modernes principalement axées sur la stabilité des prix et sur des stratégies flexibles pour y parvenir.

Grâce à ces développements, nous sommes aujourd’hui mieux armés que nos prédécesseurs pour faire face aux changements structurels. Le défi que nous avons à relever n’a pas trait à nos objectifs, qui se sont révélés efficaces, ni à nos instruments, qui sont suffisamment flexibles.

Il s’agit plutôt de déterminer la manière dont la transmission monétaire sera modifiée par les mutations structurelles et comment adapter nos cadres analytiques en fonction de ces mutations.

Dans mes remarques, aujourd’hui, je commencerai par évoquer les parallèles entre les changements structurels observés dans les années 1920 et ceux des années 2020, tout en soulignant leurs implications différentes pour la politique monétaire de chaque époque. Je partagerai ensuite quelques ébauches de réflexion concernant l’évolution des cadres de politique monétaire.

Le principal message que je souhaite transmettre est que nous devons être prêts au changement et préparés à faire appel à la flexibilité de nos cadres si nécessaire. Pour assurer la stabilité à l’avenir, notre approche doit continuer d’intégrer la stabilité sans la rigidité, de façon à ce qui nous puissions nous adapter rapidement à mesure que l’économie se transforme.

Mutations structurelles d’après-guerre et politique monétaire des années 1920

Voici un siècle, dans les années 1920, l’économie mondiale a traversé une série de transformations, qui ont représenté aussi bien des revers que des progrès par rapport à l’environnement précédent. Ces transformations ont bouleversé la structure de l’économie.

Deux d’entre elles ont eu de profondes implications pour la politique monétaire.

La première a été la fragmentation mondiale, qui a mis un terme à l’ordre économique libéral ouvert de la fin du 19e siècle et à sa pérennité supposée.

Les décennies qui avaient précédé la Première Guerre mondiale avaient été marquées par une rapide intégration mondiale. La part du commerce mondial dans le PIB était passée de 10 % en 1870 à 17 % en 1900, puis 21 % en 1913, suscitant de nouvelles espérances et de nouveaux modes de vie. Comme John Maynard Keynes l’écrivit :

« un Londonien pouvait commander par téléphone, depuis son lit et une tasse de thé à la main, différents produits venus des quatre coins du monde, autant qu’il le jugeait nécessaire, et pouvait raisonnablement s’attendre à en recevoir la livraison sur le pas de sa porte [...] tout en considérant cela comme tout à fait normal, certain et permanent »[4].

Parallèlement, le paradigme dominant parmi les principales banques centrales était l’étalon-or, qui privilégiait le maintien d’un équilibre extérieur et s’appuyait sur des mécanismes intrinsèques d’ajustement du crédit intérieur en fonction des déséquilibres extérieurs.

Mais la guerre signa la fin de la Pax Britannica, tandis que les États-Unis étaient réticents à assumer le rôle de puissance hégémonique mondiale maintenant l’ouverture des échanges. Le nationalisme économique progressa et un démantèlement rapide de la mondialisation s’en suivit. Le commerce mondial en pourcentage du PIB tomba à 14 % en 1929 et à 9 % en 1938[5][6]. Dans la plupart des pays européens, les droits de douane firent plus que tripler[7]. Ils augmentèrent également aux États-Unis[8].

Au milieu des années 1920, les principales banques centrales tentèrent d’abord de rétablir l’étalon-or afin de recréer les conditions d’ouverture des échanges, mais elles furent confrontées à un arbitrage qui se détériorait.

Comme l’a montré Ragnar Nurkse dans une étude exceptionnelle, le monde étant plus instable, les banques centrales se sont vues contraintes d’utiliser de plus en plus les réserves d’or pour amortir les chocs extérieurs et les empêcher de peser sur la croissance du crédit intérieur[9]. Bien que cette approche ait été envisagée comme la « deuxième meilleure » politique pour maintenir une certaine stabilité intérieure, elle a finalement exacerbé les pressions déflationnistes. La déflation, à son tour, a alimenté le malaise économique et contribué au cycle du nationalisme économique.

La deuxième transformation majeure au cours de cette période ont été les progrès technologiques rapides. Si la fragmentation avait constitué un pas en arrière, la technologie, elle, enregistra des progrès indubitables. Mais ces progrès déclenchèrent une série de changements dans l’économie et les marchés financiers, qui placèrent les banques centrales devant de nouveaux défis.

L’innovation accéléra rapidement à cette époque, essentiellement sous l’effet des avancées réalisées pendant la guerre. Ces développements entraînèrent l’introduction de nouvelles machines à bien plus grande échelle qu’auparavant. Les progrès les plus évidents furent ceux provoqués par le moteur à combustion interne – la ligne d’assemblage pionnière de Henry Ford – et par le réseau et le moteur électriques[10].

Le boom technologique entraîna des gains de productivité rapides. En Grande-Bretagne, par exemple, il fallait l’équivalent de cinquante-cinq semaines de travail d’un employé pour produire une voiture dans les usines de l’Austin Motor Company en 1922, contre dix seulement en 1927[11]. Pour l’Europe dans son ensemble, le taux moyen de croissance de la productivité[12] passa à plus de 2 % par an entre 1913 et 1929, contre environ 1,5 % par an entre 1890 et 1913[13].

L’exubérance irrationnelle suscitée par la technologie a cependant également entretenu la hausse significative des valorisations boursières. Des études montrent qu’une augmentation de 1 % de l’ensemble des brevets cités par une entreprise correspondait, dans les années 1920, à un gain de 0,26 % de sa valeur de marché [14]. Or, les banques centrales ne disposaient pas d’un cadre leur permettant de faire face aux fluctuations de cet ordre.

Plusieurs banques centrales tentèrent vainement de faire éclater les[15]bulles boursières, avant de prendre de mauvaises décisions lors du krach. La crise bancaire qui en a résulté et le retour à une orientation déflationniste qui, aux États-Unis par exemple, sembla justifié par la doctrine des effets réels en place à cette époque, sont aujourd’hui largement considérés comme ayant significativement contribué à l’aggravation de la Grande dépression[16].

Le principal enseignement que les pouvoirs publics finirent par tirer était que les banques centrales avaient besoin d’un nouveau concept de stabilité qui trouve son expression dans leurs stratégies de politique monétaire.

Comme l’a observé l’historien économique Micheal D. Bordo, dans les années 1920, les banques centrales essayèrent de se concentrer sur la stabilité externe et interne, « mais tant que l’étalon-or a prévalu, les objectifs externes prédominaient »[17].

La principale prise de conscience de l’entre-deux-guerres a été que les banques centrales des économies développées devaient avant tout se voir assigner des objectifs de stabilité intérieure. Mais il a fallu encore trente à quarante ans pour comprendre qu’il serait préférable qu’elles stabilisent l’inflation plutôt que d’ajuster la production et l’emploi.

Changements structurels et politique monétaire dans les années 2020

À l’heure actuelle, nous faisons également face à des revers en raison de la fracture de l’économie mondiale, tout en étant témoins de progrès en lien avec le pouvoir de transformation des technologies numériques, qui sont en plein essor.

Les conséquences pour la politique monétaire, elles, sont en revanche différentes.

Ces dernières années, partout dans le monde, le ciblage de l’inflation a été mis à rude épreuve. Nous avons dû affronter une succession de chocs, dont la variété et l’ampleur étaient différentes selon les régions. Ainsi, l’Europe a beaucoup plus souffert que les États-Unis des prix élevés de l’énergie, tandis que les États-Unis ont dû lutter contre les répercussions d’une relance plus forte de la demande.

Pourtant, l’inflation converge presque partout vers l’objectif. Et, de façon remarquable, la désinflation n’a pas eu beaucoup de conséquences, du moins jusqu’à présent, sur l’emploi. Comme je l’ai récemment fait observer, il est rare d’éviter une détérioration majeure de l’emploi lorsque les banques centrales relèvent les taux en réponse à des prix élevés de l’énergie[18]. Or, 2,8 millions d’emplois ont été créés dans la zone euro depuis fin 2022.

Cette stabilité accrue tient à deux raisons.

Premièrement, des décennies de ciblage de l’inflation ont eu une incidence profonde sur la manière dont se forment les anticipations d’inflation. En effet, lorsque l’objectif d’inflation est formulé suffisamment clairement et que la politique monétaire est crédible, les anticipations d’inflation restent ancrées, ce qui rend moins douloureux le processus d’ajustement à un choc inflationniste.

Deuxièmement, au fil du temps, les banques centrales ont compris que stabilité ne devait pas être synonyme de rigidité.

De fait, nous sommes plus à même d’affronter les mutations structurelles dans la mesure où les stratégies de politique monétaire combinent trois éléments : des objectifs d’inflation clairement définis, des instruments de politique monétaire flexibles visant à atteindre ces objectifs et des cadres analytiques permettant d’évaluer les changements économiques et d’y répondre, ce qui contribue à nos fonctions de réaction. Ces dernières années, nous avons eu recours à tous ces éléments pour veiller à ce que la politique monétaire assure la stabilité des prix sans coûts excessifs pour l’économie.

Par conséquent, les transformations en cours ne révolutionneront pas les objectifs de la politique monétaire comme ce fut le cas il y a un siècle, mais elles devraient avoir une incidence plus marquée sur la transmission de la politique monétaire.

Revers : la fragmentation

De la même manière que la mondialisation avait atteint un tournant au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle atteint aujourd’hui un nouveau plateau. À l’époque, elle s’était caractérisée par le dégroupage géographique de la production par le biais des chaînes de valeur mondiales (CVM), entraînant un doublement de la valeur des biens intermédiaires échangés. Ceux-ci représentent désormais plus de la moitié du commerce mondial[19].

Mais le paysage est en train d’évoluer. Nous n’assistons pas à une véritable « démondialisation » au sens où le commerce mondial s’inverserait. Nous observons plutôt une modification de la structure des CVM en réponse à une plus grande volatilité de l’environnement, caractérisé par des chocs d’offre plus fréquents[20] et par une fragmentation du paysage géopolitique[21].

Selon une analyse de la BCE, les États-Unis et la zone euro ont récemment diversifié leur offre de biens importés, ce qui a provoqué une augmentation du nombre de pays d’approvisionnement et un accroissement des coûts[22]. Aux États-Unis, les entreprises semblent étudier les possibilités à la fois de « délocalisation de proximité » (nearshoring) de la production au Canada et au Mexique et de « relocalisation » (reshoring) dans le pays[23]. L’Europe, quant à elle, privilégie la « délocalisation de proximité » au niveau de la région, tout en continuant d’exporter à l’international[24].

Ces changements ont des implications pour la transmission de la politique monétaire, dans la mesure où ils pourraient partiellement inverser certaines des évolutions à long terme de l’économie susceptibles d’affaiblir la transmission.

Premièrement, ils pourraient renforcer le lien entre sous-utilisation des capacités de production intérieures et inflation.

L’une des principales énigmes à laquelle les banques centrales ont été confrontées dans les années 2010 concerne l’assouplissement de la politique monétaire, qui se transmettait plus fortement à l’activité et plus faiblement à l’inflation. Cette déconnexion s’explique notamment par le fait que l’allongement des CVM a réduit l’incidence de la sous-utilisation des capacités de production intérieures sur l’inflation en tirant un meilleur profit des facteurs mondiaux[25]. Toutefois, si les CVM deviennent plus courtes ou moins efficaces, la sous-utilisation des capacités et l’inflation pourraient se reconnecter et les impulsions de politique monétaire s’en trouver plus efficaces.

Deuxièmement, la transmission de la politique monétaire pourrait s’améliorer étant donné que la reconfiguration des CVM pourrait accroître l’intensité capitalistique. Les mesures visant à inciter les « secteurs stratégiques » à se rapprocher géographiquement de leurs marchés finaux peuvent entraîner une résurgence des industries à forte intensité capitalistique au sein des économies avancées. Aux États-Unis, par exemple, les investissements dans le secteur manufacturier ont doublé depuis fin 2021 suite à des mesures telles que la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act), la loi bipartisane sur les infrastructures (Bipartisan Infrastructure Law) et la loi sur les semi-conducteurs et la science (CHIPS and Science Act)[26].

Un tel changement pourrait légèrement atténuer le déplacement à long terme de l’activité vers les services et le ralentissement de l’intensité capitalistique observé ces dernières décennies, ce qui pourrait accroître la sensibilité de l’économie aux modifications de taux d’intérêt, améliorant potentiellement l’efficacité de la transmission monétaire via le canal des taux d’intérêt.

Le renforcement du mécanisme de transmission pourrait permettre aux banques centrales d’exercer un contrôle plus important sur les résultats nationaux. Ces avantages seraient toutefois neutralisés si la reconfiguration des CVM accentuait la volatilité de l’inflation.

Dans un environnement international stable, l’allongement des CVM a favorisé la création d’un cercle vertueux d’intégration commerciale et de stabilité de l’inflation, les CVM ayant amorti les effets des chocs liés aux coûts. Des études montrent que, grâce à cet effet d’amortisseur, une hausse de 1 % des prix des intrants n’a entraîné qu’une augmentation de 0,44 % des prix à la production[27]. À l’inverse, un raccourcissement des chaînes d’approvisionnement pourrait se traduire par une transmission plus forte des chocs liés aux coûts.

Avancées : les progrès technologiques

Comme dans les années 1920, les revers observés dans certains domaines s’accompagnent d’avancées dans d’autres. Nous sommes au beau milieu d’une révolution numérique qui fait écho à l’essor technologique des années 1920.

De même que ces années ont vu des progrès rapides dans les domaines de l’électricité, de l’automobile et de la production de masse, notre époque connaît une croissance sans précédent des technologies numériques. En particulier, le développement rapide de l’intelligence artificielle (IA) devrait transformer de nombreux secteurs, notamment le secteur financier. Les technologies financières (Fintech) ont déjà une incidence profonde sur la finance.

En 2022, la Fintech a généré 5 % des revenus bancaires mondiaux, soit un montant total estimé entre 150 milliards et 205 milliards de dollars. Cette part devrait dépasser 400 milliards de dollars d’ici 2028, avec une croissance de 15 % par an. Les banques rachètent également des entreprises de la Fintech et adoptent leurs technologies pour améliorer leurs opérations de prêt[28].

En modifiant la nature de l’intermédiation financière et favorisant la concurrence, la Fintech peut renforcer considérablement la transmission des décisions de politique monétaire à l’économie au sens large, en influant sur les taux d’intérêt, les prix des actifs, les conditions du crédit et, en définitive, la croissance et l’inflation.

La notation avancée des crédits[29] et les nouvelles sources de crédit fournies par les plateformes Fintech, par exemple, peuvent réduire les contraintes pesant sur l’activité de prêt. En mettant à profit d’autres sources de données, qui peuvent comprendre plus de 1 000 points de données par demandeur de prêt, la Fintech utilisant l’IA et l’apprentissage automatique a obtenu de meilleurs résultats que les modèles traditionnels de notation des crédits pour prévoir les taux de perte, en particulier pour les entreprises plus risquées.

Ces évolutions élargissent déjà l’accès au financement. Il a été constaté que les Fintech traitent les demandes de crédit hypothécaire environ 20 % plus vite que les autres prêteurs[30]. L’utilisation des données pourrait également réduire les besoins de nantissement, donnant ainsi la possibilité à des entreprises ayant peu accès au financement d’obtenir des crédits à un moindre coût.

L’image du consommateur moderne pouvant vérifier instantanément sa solvabilité et obtenir les meilleures offres financières depuis son smartphone n’est pas une fiction futuriste. D’une certaine manière, elle rappelle la manière dont un Londonien pouvait autrefois commander sans effort des biens du monde entier depuis son lit.

Par conséquent, l’offre de crédit des Fintech tend à être plus réactive aux évolutions des conditions économiques des emprunteurs ou des conditions économiques générales[31], contrairement aux banques traditionnelles, qui privilégient les relations à long terme avec les emprunteurs. Cette réactivité signifie également que l’activité de prêt des Fintech pourrait être davantage procyclique en période de tensions, amplifiant ainsi les cycles du crédit et la volatilité[32].

Mais les avantages nets pour la transmission dépendent essentiellement des effets de la numérisation sur les structures de marché.

Sur les marchés numériques, seuls quelques acteurs se partagent généralement la plus grosse part du gâteau, comme le montrent les quelques grandes entreprises, ou « hyperscalers », qui dominent les plateformes numériques et les services en nuage. À titre d’exemple, seules trois grandes entreprises américaines représentent plus de 65 % du marché mondial de l’informatique en nuage. Parmi les moteurs de recherche, Google occupe une part de marché de plus de 90 %. Dans le domaine du commerce électronique, une poignée d’acteurs de premier plan concentre l’activité.

Le pouvoir de marché a des effets considérables sur la transmission de la politique monétaire. Selon les recherches menées par le FMI, les entreprises disposant d’un pouvoir de marché plus important sont moins sensibles aux variations des taux d’intérêt. Aux États-Unis, une hausse de 100 points de base du taux directeur se traduit par une réduction de 2 % environ des ventes d’une entreprise à faible marge après quatre trimestres. En revanche, cette même mesure n’entraîne qu’une diminution marginale des ventes d’une entreprise à forte marge[33].

Cette moindre sensibilité s’explique probablement par le fait que ces entreprises « superstars » affichent des bénéfices et des réserves de trésorerie plus importants, ce qui les rend moins dépendantes des répercussions de la politique monétaire sur les conditions de financement externes. Plus généralement, les études réalisées concluent que l’efficacité et la taille supérieures de ces entreprises réduisent sensiblement la part de la main-d’œuvre dans les revenus[34], ce qui peut également affaiblir la transmission de la politique monétaire[35].

En résumé, la numérisation pourrait améliorer la capacité du secteur financier à ajuster les conditions de financement aux conditions économiques, mais elle pourrait également accroître l’insensibilité de certains pans du secteur des entreprises à la politique monétaire.

Implications pour la politique monétaire : quelques pistes

Ces transformations sont trop récentes pour que nous puissions tirer des conclusions claires pour la transmission de la politique monétaire. Nous pouvons, en revanche, identifier certaines questions-clés auxquelles les banques centrales seront confrontées.

Dans ce contexte, il est important de souligner que les objectifs fondamentaux de la politique monétaire devront rester inchangés. Plutôt que nous contraindre à trouver des compromis douloureux, comme il y a un siècle, nos stratégies de politique monétaire se sont révélées efficaces et ont permis d’atténuer les arbitrages entre inflation et emploi.

Si nous entrons dans une ère de plus grande volatilité de l’inflation et de plus grande incertitude autour de la transmission de la politique monétaire, il sera essentiel de maintenir cet ancrage profond pour la formation des prix.

Mais alors que nous commençons à comprendre les effets de la fragmentation mondiale et de la numérisation sur la transmission monétaire, nous devrons constamment réévaluer nos cadres analytiques. Comme par le passé, stabilité ne doit pas être synonyme de rigidité.

La conduite régulière d’évaluations de la stratégie de politique monétaire est propice à l’autoréflexion. Nous avons publié les résultats de notre dernière évaluation stratégique en 2021, qui a principalement consisté à faire le point sur la période de faible inflation, et nous devrions conclure l’évaluation 2025 de notre stratégie au second semestre de l’an prochain.

Certains éléments importants de l’évaluation précédente restent valables. En particulier, nous maintiendrons l’objectif d’inflation symétrique à moyen terme de 2 %. Mais il existe deux domaines essentiels dans lesquels il est nécessaire que nous développions notre cadre afin de le rendre plus robuste en période de transformation profonde.

Premièrement, nous devons réduire autant que possible l’incertitude engendrée par les mutations structurelles que j’ai évoquées. Nous pouvons y parvenir en approfondissant nos connaissances et notre analyse des transformations en cours, ainsi que de la manière dont elles peuvent affecter les chocs auxquels nous sommes confrontés et la transmission de notre politique monétaire.

Deuxièmement, étant donné que l’incertitude restera élevée, nous devons faire en sorte de mieux la gérer.

En particulier, nous devrons réfléchir à la façon d’intégrer l’évaluation des risques dans notre cadre de politique monétaire. Si notre cadre actuel à trois volets fournit un ensemble utile de contrôles croisés, l’évaluation de la stratégie offre l’occasion de trouver un équilibre entre les informations tirées des projections de référence et les informations en temps réel, de chercher comment utiliser au mieux les scénarios alternatifs et de nous pencher sur l’importance de l’orientation à moyen terme face aux différents types de chocs.

Les deux principaux volets de notre évaluation de 2025 correspondront à ces objectifs.

Nous commencerons par examiner dans quelle mesure l’économie du monde de l’après-pandémie a évolué, en cherchant à distinguer autant que possible les facteurs conjoncturels des facteurs structurels. Dans le cadre de cette analyse, nous étudierons comment améliorer notre cadre analytique, notamment en incluant dans nos projections de nouvelles techniques et sources de données.

Accroître l’utilisation de l’IA sera un point déterminant. L’apprentissage automatique nous aidera, par exemple, à identifier les non-linéarités dans les projections macroéconomiques, à utiliser de vastes ensembles de données pour prévoir les événements et à améliorer les projections en temps réel de l’inflation. De telles avancées pourraient être particulièrement importantes pour les projections à court terme, qui ne sont pas le point fort des modèles macroéconomiques traditionnels.

Ensuite, nous nous pencherons sur les leçons que nous pouvons tirer de nos expériences passées d’inflation trop faible et d’inflation trop forte, notamment en vue de notre fonction de réaction. Nous examinerons comment notre orientation à moyen terme peut être rendue opérationnelle face à des risques à la hausse et à la baisse pesant sur les anticipations d’inflation.

Conclusion

Je voudrais à présent conclure mon propos.

L’histoire montre que les mutations structurelles ont de l’importance pour la politique monétaire, même si leurs effets mettent du temps à apparaître. Elles ont une incidence sur le mode de transmission de la politique monétaire à l’ensemble de l’économie. Et, par le passé, elles ont parfois eu des répercussions sur les objectifs fondamentaux de la politique monétaire.

À ce stade, les objectifs de la politique monétaire ne changent pas, car nous savons que mettre l’accent sur la stabilité des prix a été crucial en période de profonds changements. Mais cela ne signifie pas que la manière dont nous conduisons la politique monétaire soit immuable.

En 1933, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Montagu Norman, avait dit à son nouveau conseiller économique : « Vous n’êtes pas ici pour nous dire ce qu’il faut faire, mais pour nous expliquer pourquoi nous l’avons fait[36] ».

Je voudrais donc vous laisser en vous faisant une promesse : nous n’adopterons pas cette approche. Nous puiserons dans toute notre capacité d’analyse, notre expérience et nos connaissances pour être prêts à faire face au changement.

  1. Friedman, M., « The Lag in Effect of Monetary Policy », Journal of Political Economy, vol. 69, no 5, p. 447-466, 1961.

  2. Lane, P.R. , « The Transmission of Monetary Policy », discours prononcé à la conférence organisée par le SUERF, l’Université de Columbia (CGEG|SIPA), la BEI et la SOCIÉTÉ GÉNÉRALE et intitulée « EU and US Perspectives: New Directions for Economic Policy », BCE, New York, 11 octobre 2022

  3. Greenspan, A., « Risk and Uncertainty in Monetary Policy », allocution prononcée à l’occasion des réunions de l’American Economic Association, San Diego, Californie, 3 janvier 2004.

  4. Keynes, J.M. , « The Economic Consequences of the Peace », Macmillan, Londres, 1919.

  5. Estevaordal, A. et al. « The Rise and Fall of World Trade, 1870−1939 », NBER Working Paper Series, National Bureau of Economic Research, février 2002.

  6. La part de l’Europe occidentale dans les exportations mondiales recula de 60,1 % en 1913 à 41,1 % en 1950. Cf. Feinstein, C.H. et al. , « The Interwar Economy in a Secular Perspective », The World Economy between the World Wars, Oxford University Press, mars 2008.

  7. Au début des années 1930, en moyenne, les droits de douane appliqués aux denrées alimentaires avaient atteint 53 % en France, 59,9 % en Autriche, 66 % en Italie, 75 % en Yougoslavie, plus de 80 % en Allemagne, en Espagne et en Tchécoslovaquie, et plus de 100 % en Bulgarie, en Finlande et en Pologne. Cf. Findlay, R. et O’Rourke, K.H. , Power and Plenty: Trade, War, and the World Economy in the Second Millennium, Princeton University Press, p. 448, 2007.

  8. Cf. Crucini, M.J. Et Kahn, J., « Tariffs and the Great Depression Revisited », Federal Reserve Bank of New York Staff Reports, no 172, septembre 2003. En outre, la loi Smoot-Hawley sur les tarifs douaniers promulguée en 1930 accrut considérablement les droits de douane sur les marchandises importées aux États-Unis. Cf. Irwin, D.A. « The Smoot-Hawley Tariff: A Quantitative Assessment », NBER Working Paper Series, no 5509, National Bureau of Economic Research, mars 1996.

  9. R. Nurkse, « International Currency Experience: Lessons of the Interwar Period », Société des nations, Genève, 1944.

  10. Une invention chimique de cette époque – la méthode de Percy Bridgman pour la culture de cristaux et la purification des substances cristallines (brevet 1 793 672 déposé le 16 février 1926) – a ouvert la voie à la percée ayant eu lieu lors de la révolution informatique près d’un demi-siècle plus tard : le microprocesseur de silicium d’Intel. Cf. Nicholas, T., « Stock Market Swings and the Value of Innovation, 1908-1929 », Harvard Business School Working Paper, 2007.

  11. Ces changements permirent aux entreprises de baisser significativement leurs prix et donc d’accroître encore davantage le marché de leurs produits. En Grande-Bretagne, par exemple, il fallait l’équivalent de cinquante-cinq semaines d’un employé pour produire une voiture dans les usines de l’Austin Motor Company en 1922, et plus que dix en 1927. Ces améliorations considérables de la productivité permirent de ramener le prix d’une voiture moyenne de 550 livres en 1922 à moins de 300 livres en 1929. Cf. : Feinstein, C.H. et al. « Output, Productivity, and Technical Progress in the 1920s », in « The World Economy between the World Wars », Oxford University Press, mars 2008

  12. PIB par heure de mobilisation de la main-d’œuvre

  13. Feinstein, C.H. et al. « Output, Productivity, and Technical Progress in the 1920s », in « The World Economy between the World Wars », Oxford University Press, mars 2008.

  14. Nicholas, T., « Stock Market Swings and the Value of Innovation, 1908-1929 », Harvard Business School Working Paper, 2007.

  15. Findley, O’Rourke, « Power and Plenty », Princeton University Press, 2007

  16. Bernanke, Ben. Essays on the Great Depression. Princeton: Princeton University Press, 2000. Cf. aussi : Friedman, M., & Schwartz, A. J. « A Monetary History of the United States, 1867-1960 ». Princeton University Press, 1963.

  17. Bordo, M.D., « A Brief History of Central Banks », Economic Commentary, Federal Reserve Bank of Cleveland, 1er décembre 2007.

  18. Lagarde, C., « La politique monétaire dans un cycle inédit : risques, trajectoire et coûts », discours prononcé lors de la réception d’accueil au forum de la BCE consacré à l’activité de banque centrale, à Sintra, 1er juillet 2024.

  19. Cf. Cigna, S. et al. « Global value chains: measurement, trends and drivers », Occasional Paper Series, no 289, Banque centrale européenne, Francfort-sur-le-Main, janvier 2022.

  20. Cf. Lagarde, C., « La politique monétaire en période de mutations et de ruptures », discours prononcé lors du colloque annuel de politique économique « Structural Shifts in the Global Economy » organisé par la Réserve fédérale de Kansas City, Jackson Hole, 25 août 2023.

  21. Cf. Lagarde, C., « Central banks in a fragmenting world », discours aux C. Peter McColough Series on International Economics du Council on Foreign Relations, 17 avril 2023.

  22. Ilkova, I. et al. « Géopolitique et échanges commerciaux dans la zone euro et aux États-Unis : une réduction des risques pour les approvisionnements importés ? », Bulletin économique, no 5, BCE, mai 2024.

  23. Cf. Wellener, P., et al. « Restructuring the supply base: Prioritizing a resilient, yet efficient supply chain », Deloitte Insights, mai 2024.

  24. Cf. Bontadini, F., Meliciani, V., Savona, M. et Wirkierman, A., « Nearshoring and Farsharing in Europe within the Global Economy », EconPol Forum, vol. 23, no 5, septembre 2022.

  25. Cf. Auer, R., Borio, C., et Filardo, A., « The globalisation of inflation: the growing importance of global value chains », BIS Working Papers, no 602, janvier 2017.

  26. Grâce à une augmentation des dépenses en capital dans le secteur des technologies de l’information. Cf. : US Congress Joint Economic Committee, « Fact Sheet: The Manufacturing Renaissance That Will Drive the Economy of the Future », avril 2024.

  27. Cf. Duprez, C. et Magerman, G., « Price updating in production networks », Working Paper Series, BCE, Francfort-sur-le-Main, octobre 2023.

  28. Cf. Anan, L. et al. « Fintechs: A new paradigm of growth », McKinsey & Company, septembre 2023.

  29. Cf. Cornelli, G., Frost, J., Gambacorta, L. et Jagtiani, J., « The impact of fintech lending on credit access for U.S. small businesses », BIS Working Papers, no 1041, septembre 2022.

  30. Fuster, A., Plosser, M., Schnabl, P., et Vickery, J., « The Role of Technology in Mortgage Lending », NBER Working Paper Series, no 24500, avril 2018.

  31. Cornelli, G., Frost, J., Gambacorta, L., et Jagtiani, J., op. cit., 2022, et Buchak, G., Matvos, G., Piskorski, T. et Seru, A., « Beyond the Balance Sheet Model of Banking: Implications for Bank Regulation and Monetary Policy”, NBER Working Paper Series, no 28380, janvier 2021.

  32. Groupe de travail établi par le Comité sur le système financier mondial et le Conseil de stabilité financière, « FinTech credit: Market structure, business models and financial stability implications », Banque des règlements internationaux et Conseil de stabilité financière, mai 2017.

  33. Cf. Brandao-Marques, L., Gelos, G. et Harjes, T., « Taming Market Power Could (also) Help Monetary Policy », Blog du FMI, 21 juillet 2021.

  34. Cf. Autor, D., Dorn, D., Katz, L.F., Patterson, C. et Van Reenen, J., « The Fall of the Labor Share and the Rise of Superstar Firms », Quarterly Journal of Economics, 135(2), 645-709, 2020.

  35. Cf. Cardoso, M. et Pereira, I., « Labor Share and Monetary Transmission », Working Papers, Banco de Portugal, no 2023-06, octobre 2023.

  36. Ahamed, L., « Lords of Finance: The Bankers who Broke the World », Penguin Books, 2009.

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