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Entretien avec Le Monde

Entretien accordé par Christine Lagarde, Présidente de la BCE, à Marie Charrel et Eric Albert

19 octobre 2020

Face à la recrudescence de la pandémie, de nombreux pays instaurent de nouvelles restrictions. Dans ce contexte, quelles sont vos craintes pour l’économie européenne ?

La deuxième vague épidémique en Europe, notamment en France, et les nouvelles mesures de restriction qui l’accompagnent ajoutent à l’incertitude et pèsent sur la reprise. Après le rebond observé cet été, la reprise était inégale, incertaine et incomplète. Elle risque désormais de s’essouffler. Nous serons très attentifs aux indicateurs tout au long de l’automne. Notre scénario central prévoit pour 2020 une chute du PIB de 8% en moyenne dans la zone euro, en incluant des hypothèses de restrictions partielles, et localisées. Si la situation se détériore, cela noircira évidemment nos prévisions, que nous réviserons en décembre.

Certains espéraient, en mars, que la pandémie serait un choc de courte durée. Ce n’est pas le cas. Quelles cicatrices de long terme cette crise pourrait-elle laisser ?

Le plus grave, ce sont les pertes d’emplois. C’est un risque pour le tissu social, le revenu des ménages, la demande, et la croissance. Les gouvernements de la zone euro doivent y être extrêmement attentifs. Il nous paraît essentiel que les filets de sécurité budgétaires mis en place par les gouvernements pendant cette crise ne soient pas retirés prématurément.

Face à la chute de l’activité, la BCE a lancé des rachats de dettes approchant 1 500 milliards d’euros, ce qui est sans précédent. En cas d’aggravation de la crise, que pourrait-elle faire de plus ?

Nous n’avons pas épuisé toutes les possibilités de notre boîte à outils. S’il faut faire plus, nous ferons plus. Quand j’ai pris mes fonctions, on m’a dit : vous n’aurez plus rien à faire, tout a été fait. Eh bien non. Nous avons trouvé les moyens de stabiliser les marchés et de soutenir l’économie de la zone euro. Notre action entre le mois de mars et le mois de juin a généré, d’après nos estimations, l’équivalent de 1,3 point de croissance, et de 0,8 point d’inflation. Nous avons aussi sauvé un million d’emplois dans la zone euro, d’après les calculs de la BCE. Nous avons donc agi, et avec efficacité.

Le “programme pandémie” de rachat de dette, dit “PEPP”, lancé en mars, a effectivement calmé les marchés. Mais soutient-il vraiment l’économie réelle ?

Le PEPP a un double objectif : d’abord, stabiliser les marchés, et cet objectif a été rempli ; ensuite, ramener l’inflation sur la trajectoire où elle se trouvait avant la pandémie, en maintenant des taux d’intérêt bas et en veillant à ce que ces taux bas se répercutent dans l’économie. Nos actions sur les marchés, couplées à nos programmes de prêts à long terme à l’économie réelle –les fameux TLTRO– ont permis au crédit de continuer à être octroyé à des taux très bas. Les taux auxquels les ménages et les entreprises empruntent tournent autour de 1,4%-1,5%. Dans la zone euro, le volume des emprunts a augmenté de 7% pour les entreprises et de 3% pour les ménages.

Les banques centrales agissent depuis une décennie et doivent en faire toujours plus. Pourquoi est-ce que cela fonctionne de moins en moins bien ?

Après la crise de 2008, la politique budgétaire n’avait pas été au rendez-vous. Les banques centrales étaient très seules à la manœuvre. C’était particulièrement vrai dans la zone euro. Mais aujourd’hui, nous sommes dans un paradigme différent. Le soutien budgétaire est au rendez-vous. Il marche « main dans la main » avec le soutien monétaire. C’est inédit et efficace.

En juillet, les Européens se sont en effet entendus sur un plan de relance commun inédit, de 750 milliards d’euros. Avez-vous eu une influence sur le montant choisi ?

Dès avril, lors d’une réunion de l’Eurogroupe, j’avais insisté sur la nécessité d’un plan conséquent, rapide, flexible, mais aussi ciblé sur les pays et secteurs qui en avaient le plus besoin. Selon nos chiffrages, cela correspondait à une enveloppe de 1 000 à 1 500 milliards d’euros. Si l’on prend en compte les 540 milliards d’euros du premier paquet d’urgence, agréé par l’Eurogroupe, pour soutenir les prêts aux entreprises, les programmes de chômage partiel –le plan SURE– et les financements additionnels du Mécanisme européen de stabilité (MES), et que l’on y ajoute les 750 milliards d’euros du plan de relance, validés par le Conseil européen le 21 juillet, on peut dire que le compte y est.

Face à l’urgence de la crise, ces 750 milliards ne risquent-ils pas d’être distribués trop tard ?

L’objectif de la Commission est de pouvoir les verser début 2021 et il doit absolument être tenu. La balle est dans le camp des Etats, qui doivent présenter leurs plans de relance – certains sont déjà prêts –, et de la Commission, qui devra les passer au crible rapidement. Les responsables politiques devront aussi aller vite, notamment les parlements nationaux pour adopter les dispositifs.

Il est crucial que ce plan exceptionnel, qui a levé d’importants tabous dans certains pays, soit un succès. S’il n’est pas ciblé, s’il se perd dans des dédales administratifs et n’irrigue pas l’économie réelle pour orienter nos pays vers le numérique et le vert, nous aurons raté une occasion historique de changer la donne.

L’intervention parallèle de la BCE et des gouvernements a permis d’éviter une crise financière. Mais si les difficultés se prolongent, les craintes d’une explosion de la zone euro risquent-elles de resurgir ?

Je reprends la formulation de mon prédécesseur : l’euro est irréversible. De plus, le plan de relance de 750 milliards d’euros, un emprunt collectif de 5% du PIB de l’UE, est un tournant majeur pour l’Europe ; il a complètement changé la donne. Nous avons désormais un outil de plus à notre disposition, même s’il est exceptionnel. Les Etats ont apporté la preuve que, si la situation l’exige, il existe une volonté de recours collectif avec des solidarités évidentes. Avoir plus de 50% de ces 750 milliards affectés sous forme de subventions aux pays et aux secteurs les plus fragilisés, c’est complètement innovant.

La zone euro a-t-elle enfin l’embryon de budget qui lui manquait, en face de la politique monétaire ?

Cet outil du plan de relance répond à une situation exceptionnelle. Nous devrions discuter de sa possible pérennité dans la boite à outils européenne, afin qu’il puisse être à nouveau mobilisé dans des circonstances équivalentes. J’espère qu’un débat sur un outil budgétaire commun propre à la zone euro pourra également se tenir, et se nourrir des enseignements tirés de ce qui se passe aujourd’hui.

Un tel débat s’annonce difficile : certains Etats, comme les Pays-Bas, ont déjà manifesté de fortes réticences à l’égard du plan de relance…

Ces résistances n’ont rien d’étonnant : l’Europe fonctionne ainsi. Durant la dernière crise, il avait fallu du temps pour mettre en place le MES. Pour de nombreux gouvernements, admettre que la bonne réponse à un choc commun est collective prend du temps.

Pendant cette crise, les Etats ont contracté une dette énorme, que la BCE a ensuite rachetée. Certains économistes demandent qu’on annule cette dette. Est-ce possible ?

L’article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’UE interdit purement et simplement le financement par la BCE du budget des Etats. Effacer une dette reviendrait précisément à cela. Or, le non-respect des traités européens n’est pas dans ma feuille de route.

Le 1er novembre, vous serez à votre poste depuis un an. Qu’est-ce qui a été le plus surprenant ?

La brutalité du choc. J’ai connu la crise de 2008 : les inquiétudes s’étaient intensifiées progressivement entre l’été 2007 et l’été 2008. Il y avait eu des signes annonciateurs de la crise, des tensions financières. Cette fois-ci, la rapidité et l’ampleur du choc ont été sans précédent.

A quel moment avez-vous pris conscience de l’ampleur de cette crise ?

Lors de la réunion du Conseil des gouverneurs tenue le 12 mars, nous avons annoncé une hausse de 120 milliards d’euros de nos achats d’actifs. Alors que la situation se détériorait, les 16, 17 et 18 mars, nous avons travaillé d’arrache-pied, sous une grande tension, pour préparer la décision sur le PEPP, finalement prise dans la nuit du 18 mars. La journée du 18 mars, je l’ai passée au téléphone avec mes équipes, dans ma salle à manger à Francfort ; à ce moment-là, nous étions tous confinés. Le soir, nous étions en téléconférence avec les 25 membres du Conseil des gouverneurs. Il fallait taper vite et fort. La décision a été prise et assumée collectivement : « We go big, or we go home ! ». A 23h30, nous avons publié un communiqué annonçant notre programme exceptionnel de rachat d’actifs de 750 milliards d’euros.

Réputée austère, l’Allemagne a surpris en soutenant le plan de relance financé par des emprunts communs. Est-ce un changement de fond ?

Cette transformation est tombée à point nommé. Face à la gravité de la crise, des révisions profondes sont intervenues en Europe, sur les questions de l’équilibre budgétaire, de la dette, de l’intervention de l’État. Il y a également eu la prise de conscience que nous étions tous dans le même bateau : si des économies déjà fragilisées se trouvaient encore affaiblies, les économies les plus solides en pâtiraient aussi.

La BCE envisage de créer d’un euro numérique. Est-ce pour favoriser la croissance ou pour répondre à des enjeux géopolitiques, à l’émergence d’un yuan numérique par exemple?

Il s’agit simplement d’adapter notre monnaie à l’ère du numérique. Lorsque l’on voit la vitesse de propagation des paiements numériques, notamment chez les jeunes, il est important de répondre à cette demande. L’euro numérique, s’il voit le jour, n’est pas voué à remplacer les billets des banques. Il viendra en complément. Si l’on peut avoir un moyen de paiement plus efficace, moins coûteux, moins polluant, aussi simple à utiliser que les espèces, qui préserve la confidentialité tout en assurant sa traçabilité, qui réduise le coût des transferts entre les pays, et qui renforce le rôle international de l’euro, il ne faut pas se priver d’en faire l’étude ! C’est ce que nous faisons, en lançant nos expérimentations à la BCE et notre consultation publique sur l’euro numérique.

La BCE doit-elle contribuer à la transition écologique ?

C’est une question fondamentale, et je vais tenter d’entraîner le Conseil des gouverneurs à au moins accepter de s’interroger sur l’action légitime d’une banque centrale pour participer à la lutte contre le changement climatique. Je connais le scepticisme de certains commentateurs. Très bien, nous en débattrons. Mais nous devons prendre en compte les questions climatiques, car elles ont un impact sur la stabilité des prix, notre mandat premier.

Face à ce qui est le risque majeur du XXIe siècle, tout le monde doit se mobiliser. Si nous ne le faisons pas maintenant, nous ne pourrons plus lutter contre le changement climatique. Il sera trop tard ! Chacun de nous, où que nous soyons, nous serions coupables de ne pas nous être demandé : dans la mission qui est la mienne, que dois-je faire ? Que puis-je faire ? Mon intuition me dit que l’on peut faire plus que ce que l’on imagine.

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